Nous avons lancé la grande collecte “101 lettres d’amour à
l’université”. Voici ci-dessous 3 exemples de
lettres qui nous sont parvenues, publiées avec l’accord de leurs
auteur·rices.
La collecte est toujours ouverte, n’hésitez pas à contribuer !
Mon université…
Mon université…
Je t’ai aimée à 19 ans, avant même de te connaître… Je me destinais à
la recherche, que je voyais comme une aventure extraordinaire, où
j’aurais à explorer un monde inconnu et plein de défis, flamberge au
vent avec une bande de mousquetaires partageant ma passion. Je trouvais
normal de pouvoir bénéficier de tout le savoir accumulé par nos
prédécesseurs, dispensé par des enseignants que j’adorais. J’ignorais
totalement tout ce qu’il faut de volonté, de patience, d’intelligence,
d’amour obstiné de la rigueur et de la précision, d’attention
désintéressée aux autres, pour construire les conditions de l’émergence
de concepts nouveaux, de la preuve de leur pertinence, et de leur
partage au plus grand nombre. Mais j’étais sûr qu’il existait un lieu
magique où des apprentis-sorciers prenaient des risques pour édifier la
science et aidaient les plus jeunes à apprendre à jouer avec eux, et
j’étais prêt à tous les sacrifices pour en franchir le seuil.
Je suis venu vers toi par amour de la pureté, de la beauté et de la
simplicité (ah, mes chers professeurs de mathématiques, quelle trace
vous avez laissée sur des générations d’élèves comme moi, en leur
enseignant l’élégance de la démonstration d’un théorème … après avoir
goûté pareille émotion, comment vouloir s’abaisser à autre chose que la
théorie la plus pure possible ?). Tu m’as laissé t’approcher, mais tu
m’as séduit en m’enseignant le plaisir bien plus subtil et voluptueux de
la complexité, et en me faisant aimer le flou consubstantiel aux
sciences de la vie et à la médecine autant que la pureté de certains
outils mathématiques.
Tu m’as offert le fruit des applications possibles de la science, et
j’ai passé le reste de ma vie à vouloir y mordre encore et encore… Tu
as fait naître pour moi des éclairs entre des disciplines aussi
différentes que les mathématiques, la médecine, l’informatique, la
physique, la biologie, les sciences humaines et sociales et bien
d’autres encore, et j’ai voulu moi aussi jouer avec ce feu, au risque
d’y brûler mes ailes. Tu m’as donné le vertige en me faisant danser sur
ces lignes de crête interdisciplinaires. Tu m’as appris que pour y
parvenir, il faut savoir se faire aider par des collègues issus
d’horizons complètement différents du sien (et les aider en retour),
apprendre leur langage et développer la politesse du regard et de
l’écoute, qui permet de respecter des modes de pensée radicalement
différents du sien.
Tu m’as accueilli en ton sein en me faisant découvrir la générosité de
mes aînés, capables de dépenser des trésors d’énergie et de créativité
pour me construire un poste et me permettre d’inventer à Grenoble mon
projet scientifique. Cet exemple de solidarité intergénérationnelle est
l’un des plus beaux cadeaux que j’ai reçus, et par la suite j’ai tenté
de m’en montrer digne en mettant moi aussi le pied à l’étrier pour mes
plus jeunes collègues. Mais s’il était possible il y a quelques dizaines
d’années de recruter un jeune chercheur à 27 ans, c’est désormais
quasi-impossible, et je souffre de voir la galère que tu imposes à tes
jeunes prétendants avant de leur ouvrir ton cœur.
Je t’ai partagée avec plaisir avec tous tes amoureux, mes frères et
sœurs en science : quel bonheur de t’inventer à plusieurs en tâtonnant,
en rêvant ensemble, en réussissant parfois … et en prenant bien plus
souvent des râteaux mémorables ! Les trois mousquetaires du début sont
devenus ce qu’on appelle un « laboratoire », c’est-à-dire en fait une
joyeuse bande qui n’obéit qu’à un seul maître, le plaisir de la
découverte et de la transformation d’une feuille blanche en concepts et
outils utiles à la science et aux patients.
Je t’ai partagée avec plaisir avec tous tes amoureux, mes frères et
sœurs en science, mais je t’ai aussi haïe pour nous avoir trahis en te
vautrant sans complexe dans la couche des hypocrites. Tu t’es soumise à
leur joug et à leurs jeux malsains, tu leur es désormais livrée pieds et
poings liés. A la danse des étincelles conceptuelles, tu préfères les
contorsions nécessaires pour séduire ceux qui détiennent les cordons
d’une chiche bourse dont tu quémandes des miettes. Pour leur plaire, tu
rends ton vrai visage méconnaissable sous le fard criard de l’excellence
et de tous ses bidulex. Pour mieux t’asservir, ils t’ont déclarée «
autonome », et tu as feint de croire que tu l’étais, alors que tes
souteneurs restent les véritables maîtres de tes maigres ressources et
de tes moindres mouvements, et exigent de toi d’année en année un
meilleur rendement en matière grise. A l’évidence d’une université où
toutes les disciplines sont les bienvenues et jouissent des mêmes droits
et des mêmes devoirs, tu as préféré une unité de façade où certains sont
plus égaux que d’autres, et méritent une « personnalité morale » que tu
refuses à d’autres. Si science sans conscience n’est que ruine de l’âme,
que dire d’une université sans déontologie, où les puissants violent en
toute impunité et dans un silence aussi pesant que honteux les règles
élémentaires qui t’ont fondée jadis, piétinent leurs victimes sans un
mot de regret et encore moins d’excuse, même quand leurs manquements
sont confirmés par des instances déontologiques ou condamnés par un
tribunal, et qualifient de simples « vices de procédure » les « erreurs
ou fautes » que les instances déontologiques les invitent à reconnaître
?
Je t’ai aimée à 19 ans, avant même de te connaître… Au seuil de la
retraite, après tant de nuits volées à d’autres amours pour te servir et
te rêver, malgré tes trahisons, je t’aime encore passionnément, au- delà
du raisonnable. Ma génération n’a pas su empêcher des apparatchiks de
plus en plus hypocrites et nombreux de secréter une gangue sans cesse
plus épaisse, qui t’étouffe. Mais tu n’es pas condamnée à piétiner
éternellement dans les chaînes et la fange, les jeunes générations
sauront te libérer, retrouver le goût de la disputatio, la simplicité
d’une université qui n’aura plus besoin de se déclarer intégrée car elle
le sera véritablement, et te refonderont sur le socle déontologique dont
on t’a privée.
Vers les lueurs ?
Vers les lueurs ?
(quand la chaleur académique nous transporte)
Vais-je me faire repyramider,
être questionné.e. par Marie-Ange sans trembler, hardi.e. et sans haine
1 ?
Vais-je quitter les bas fonds et me laisser aspirer vers les hauteurs,
tutoyer pour l’occasion les lueurs académiques, sans bruit ni fureur ?
Ou, victime de la pyrale du buis qui, telle une tumeur, assèche le couvert forestier
Vais-je rester assigné.e. à une lisière, tenu.e. en laisse en deçà d’un « plafond de vert » ?
Il fait froid dans ce bureau mal isolé
Et la convocation à l’audition ne réchauffe le cœur qu’à moitié
puisqu’il s’agit de restructurer à marche forcée
une semaine de longue date planifiée
Il fait froid et l’attente s’installe dans ce hall gelé
Des cafés, offerts avec un sourire gêné,
ne parviennent pas à dissimuler l’ambiance désolée
d’une session d’auditions mal préparée
Il fait froid et l’attente se prolonge au cours de ces semaines enneigées
On comprend qu’Il faudra composer avec un protocole normé
Qui ne livrera son verdict qu’au pied d’un sapin étriqué
où patientent sagement des chaussures isolées
Il fait froid et le réseau fonctionnel de chaleur communale est activé
Il fait froid mais la solidarité de la communauté académique s’entête à nous tenir unifié.e.s.
Donnons-nous les moyens de consolider ensemble ce plancher relationnel,
Ne cédons pas trop vite aux lueurs isolées d’un plafond pyramidal uni-directionnel
Rêvons d’un père noël endossant la cause des « colle-girls » sans sourciller
lestant, de sa grâce plus qu’humaine, le narcissisme ascensionnel d’un
personnel trop pressé
[1] Une pensée émue ici pour Marie-Ange Nardi qui a animé avec grâce l’émission « Pyramides » pendant de longues années. Ce texte lui est en partie dédié.
Chère Université, chère UGA
Chère Université, chère UGA,
Par où commencer ? Il y a tellement de manières de commencer une lettre,
et on aurait tellement de choses à se raconter …
Je te dirais tout ce que je regrette que tu sois devenue … un peu
envahissante, un peu boursouflée, te prenant un peu pour une autre, une
du top ten ou du top cinquante … un peu trop sérieuse, un peu trop
trépidante, inventant à chaque saison son nouvel appel, appel à projets,
appel à faire plus avec moins, son nouveau pas de danse institutionnelle
…
Tu me dirais peut-être, à ton tour, tes vérités, à toi aussi … que je
n’évolue pas assez, qu’il faut être attractifs, innovants … que tout est
fait dans les règles, dans les procédures … que la démocratie s’exprime,
de groupe de travail en comité réglementaire … que l’avenir est plein
d’avenir et que c’est formidable …
Au fond, tu sais, je crois que la chose qui me manque le plus, la chose
que je cherche le plus, c’est qu’on le construise ensemble, cet avenir …
qu’on apprenne toutes et tous à se reparler un peu plus, à imaginer un
peu plus ensemble, à prendre les décisions ensemble, ou au moins à les
discuter ensemble, à les débattre, les construire, ensemble …
tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais …
Chère Université, chère UGA,
Il y a tellement de manières de terminer une lettre, et on aurait
tellement de choses à se raconter … je n’ai dit que le millième du début
de tout ce que j’avais pensé te dire, mais peut-être que ce peu là
suffit …
L’avenir est à nous les ami.e.s, qu’on le veuille ou non,
tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais …